Chapitre 2 : Tragiques destinées - Episode n°4 du 4 décembre 08.
| | Au moment d'écrire la suite de la scène où Juliette, chez Yin, raconte l'histoire des demoiselles Raspal, j'imagine forcément la fascination d'Edgar pour le décolleté somptueux de la narratrice ! (Edgar, en effet, a une vraie propension à lorgner les appâts féminins... En esthète, bien sûr, sans déranger, dit-il... Tu parles... Bon, fermons la parenthèse.). |
Mais il est possible, après tout, que notre ami ait été suffisamment captivé par le discours pour oublier le spectacle... Pensez... Une saga montmartroise s'étalant sur près d'un siècle !
Malheureusement, je n'ai pas pris de notes le jour où Edgar m'a conté les destins, tragiques en général, de la lignée Raspal. On n'est pas une aventurière - comme on disait autrefois des femmes libres de leur corps et de leur vie - sans avoir à en payer le prix à un moment ou un autre de son existence.
Mais j'ai considéré sur le moment, peut-être à tort, que le récit de Juliette charriait trop de fables pour mériter mon attention.
Cependant, même sans notes, je me rappelle parfaitement la vie remarquable d'Ernestine Raspal (1868-1921), l'arrière-grand-mère de Juliette. Son histoire est tout simplement trop imbriquée dans les aventures à venir pour que je puisse l'avoir oubliée.
* * * Les premiers pas d'Ernestine Raspal eurent pour décor une Butte dévastée par la répression de la Commune. La misère régnait. Les hommes en grand nombre avaient disparu du paysage, fusillés ou déportés.
La mère d'Ernestine, Séraphine Raspal, était modiste rue d'Orsel, à la tête d'une petite affaire jadis prospère. Ruinée par la guerre et la Commune, poitrinaire, se voyant basculer dans la misère et sentant sur elle le souffle de la mort, elle confia sa fille âgée de trois ans à une de ses clientes en mal d'enfant. C'est ainsi qu'Ernestine fut élevée bourgeoisement dans le quartier de la Nouvelle Athènes, qu'elle apprit le dessin, le piano et les bonnes manières.
Mais Ernestine restait une fille de la Butte, et dès l'âge de quatorze ans, son goût pour la liberté et une curiosité exigeante l'entraînèrent dans des sorties à répétition, jusqu'à des heures de plus en plus tardives.
A seize ans, elle traînait un peu partout dans Montmartre avec son amie Yvette, une grande fille délurée comptant un an de plus qu'elle. Leurs promenades les menaient souvent vers le grand chantier de la Basilique, où s'affairaient une foule d'ouvriers de différents corps de métiers. Elles aimaient regarder travailler ces hommes aux bras musculeux et à la langue verte, et elles se laissaient volontiers aborder par eux.
Jusqu'au jour où Yvette jeta son dévolu sur le beau pandore moustachu gardant, le soir venu, le chantier du Sacré-Cœur, qui, après dix ans d'énormes travaux de fondation, émergeait enfin du sol.
Tandis qu'Ernestine faisait le guet, Yvette se laissait longuement presser et peloter contre la palissade, avant, un beau soir, de passer de l'autre côté. Yvette était fort démonstrative, et Ernestine, qui n'était pas loin, connût, de la façon la plus vive, les affres du désir.
A la première occasion, Ernestine revint seule et, à quinze ans à peine, par une belle nuit de juin, elle « cassa son sabot » dans les bras du mâle représentant de l'ordre. Cette initiation aux choses de l'amour se fit dans le chœur de la Basilique encore en travaux, racontait-elle plus tard en riant. Cela ne lui donna pas pour autant le goût du mariage.
Ses parents adoptifs, maudissant la lourde hérédité qui mettait à mal l'éducation patiemment et tendrement prodiguée et pensant calmer les ardeurs scandaleuses de la jeune femme en la mariant rapidement, la destinaient à un brave et honnête greffier.
Elle préféra claquer la porte et trouva refuge chez Yvette. Toutes deux allaient traîner le soir, à Montmartre, autour du Chat Noir et des cafés d'artistes de la place Pigalle : La Nouvelle Athènes et Le Rat Mort.
A cette époque, les aspirants figurants ou modèles s'agglutinaient le dimanche, autour du bassin central de la place Pigalle dans l'espoir d'être engagés. La chance d'Ernestine fut de croiser le chemin d'un photographe avant que de tomber dans les griffes d'un marlou. Ce passionné de daguerréotype n'était autre qu'Edgar Degas.
Ensuite, tout s'enchaîna très vite : Degas fit d'elle de nombreuses plaques, puis la prit comme modèle pour des pastels et des huiles. Auguste Renoir, en visitant l'atelier de Degas, tomba en arrêt devant les représentations d'Ernestine. Sa belle carnation, ses lèvres pleines et sensuelles, ses rondeurs amples et voluptueuses avaient tout pour plaire au maître. Elle devint un de ses modèles préférés.
« C'est ainsi que mon aïeule est exhibée nue dans les plus grands musées du monde. Quand je la reconnais sur des toiles exposées au musée d'Orsay ou au Petit Palais, ça me fait tout drôle, même si j'éprouve une sorte de fierté », aurait ajouté Juliette à ce moment de son récit.
Dans l'atelier de Renoir ou celui de Degas, Ernestine croisa Suzanne Valadon. Les deux femmes très proches par la beauté et le tempérament se lièrent d'amitié.
Elles franchirent le pas ensemble et, sans cesser d'être modèles, se mirent à la peinture. C'est très naturellement qu'en 1883, Ernestine fut choisie pour être la marraine du petit Maurice Valadon. Ce qui est moins naturel, c'est qu'elle devint, d'après Juliette, la maîtresse de son filleul vingt-cinq ans plus tard.
Vers 1910, le jeune Utrillo (c'est le nom qu'il avait pris entre-temps) était déjà alcoolique. Il avait des rapports passionnés et ambivalents avec sa mère. Ernestine, qui ressemblait fort à son amie Suzanne, en tira profit. Pressentant sans doute le génie de Maurice (le jeune peintre n'avait pas encore été remarqué), elle n'avait, à quarante ans passés, aucune raison de renoncer à l'aubaine.
Peut-être aussi vivait-elle mal les succès artistiques de son amie Suzanne et trouvait-elle là une forme de revanche... Mais bigre ! Il s'agit là, je le reconnais volontiers, d'une interprétation toute personnelle. Il vaut mieux que je m'en tienne aux propos de Juliette.
* * * ― Bref, dit Juliette, on a toujours dit dans la famille qu'Ernestine avait eu, à cette époque, une liaison avec Maurice Utrillo. En femme avisée, elle aurait enfermé un temps son jeune amant pour le contraindre à produire. En l'alimentant en alcool, en toiles et en couleurs, elle aurait accumulé plusieurs tableaux peints d'après des cartes postales du quartier. | | |
― Des Utrillo ! Bon sang ! Et qu'est-ce qu'elle en a fait ? ― Suzanne Valadon était tout sauf commode. Craignant sans doute que son amie ne découvre sa turpitude, Ernestine aurait dissimulé les œuvres... Qu'y a-t-il de vrai dans tout ça ? On n'en sait rien... La malheureuse Ernestine est morte renversée par un omnibus boulevard Rochechouart sans avoir livré son secret. La tradition familiale affirme cependant que la cachette des tableaux est indiquée d'une façon quelconque sur l'une des cartes postales copiées par Utrillo. ― Quel dommage de renoncer ! Ces toiles auraient aujourd'hui une valeur inestimable, dit Edgar, en reluquant le profond décolleté de Juliette (je m'excuse mais cette image continue de s'imposer à moi.) ― Pourquoi ne t'en charges-tu pas, demanda Brice ? Tu es détective, non ? ― Pourquoi pas ?, répondit Edgar, le coeur battant. Elle accepta de lui montrer l'album. Ils prirent rendez-vous pour le jeudi suivant, chez elle. A vrai dire, Juliette n'était pas insensible à l'intérêt manifeste que lui portait ce grand escogriffe à casquette. * * *
Vers minuit, après le traditionnel godet de Mei Kuei Lu, offert par Yin avec l'addition, les joyeux dîneurs, vaguement gris, se dispersèrent dans la nuit.
Edgar fit un bout de chemin en compagnie de Brice et de Leila. Il voulait les questionner, car quelque chose le tracassait depuis qu'il avait entendu le patronyme de Juliette... Il se souvenait vaguement d'une certaine Madeleine Raspal, retrouvée morte dix ans plus tôt, dans son appartement de la rue Labat. Meurtre ou mort naturelle ? Il n'avait jamais su le fin mot de l'histoire...
Brice lui confirma que Madeleine était bien la mère de Juliette.
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