Episode 6
Résumé : En apprenant que la belle Madeleine de l'affaire Raspal était bien la mère de Juliette, Edgar se met en quête d'informations supplémentaires et cela le conduit chez Humbert qui avait eu la charge du dossier. Il trouve l'ex-inspecteur dans sa cour, en compagnie d'Adèle d'Arienzo. Les questions d'Edgar mettent Humbert mal à l'aise. Il finit par donner un double du dossier qu'il avait gardé par devers lui.
Chapitre 2 : Tragiques destinées - Episode n°5 du 11 décembre 08.
Ainsi, la Madeleine de l’affaire Raspal était bien la mère de Juliette ! Une affaire qui avait défrayé la chronique montmartroise il y a une dizaine d’années et qu’il avait complètement oubliée.
Non, tout de même, pas complètement. Des éléments de l’enquête lui revenaient par bribes : la belle Madeleine - comme la nommait systématiquement la presse - avait été retrouvée morte, à demi-nue, dans le vestibule de son appartement, dans la partie haute de la rue Labat.
Edgar était passé devant l’entrée de l’immeuble en pierre de taille, un peu par hasard, dans les jours qui avaient suivi la découverte du corps.
Alors qu’il s’apprêtait à reprendre son chemin, il avait été intrigué par un tourbillon d’air au coin de la rue Lambert. Il s'arrêta pile et leva la tête vers le balcon fleuri du deuxième étage.
Cette plainte qu’il entendait, était-ce seulement le bruit du vent qui, après avoir violemment heurté la Butte sur sa face la plus abrupte, revenait dans un grand désordre par les rues alentour ?
Tous ses sens en éveil, il avait guetté d’autres signes : un appel, un murmure, une lamentation contre l’injustice du sort, une malédiction jetée contre un assassin… mais à part les gémissements d’un chien attaché à un poteau, il n’avait rien discerné.
C’est drôle comme les souvenirs remontent en rafale, aussi précis.
Un joli cas d’école, cette affaire Raspal : la porte fermée à clé ; pas de traces de lutte ; aucune violence apparente sur le corps de la défunte ; une autopsie qui n’avait pas donné de résultats clairs, sinon que la mort avait été foudroyante…
La victime semblait mener une existence tranquille et régulière, jusqu’à ce que l’enquête révèle une vie parallèle. La belle Madeleine recrutait sur Minitel des jeunes des deux sexes pour des soirées spéciales. La presse s’était un temps excitée là-dessus… et puis plus rien.
Pauvre Juliette, songea-t-il, elle n’avait guère plus de douze ans à l’époque. Que savait-elle de la vie dévergondée de sa mère et des circonstances exactes de sa mort ?
La grande indépendance qui semblait servir de ligne de conduite à la lignée Raspal n’avait pas dû faciliter la vie de Juliette. Une foule de questions se bousculaient dans la tête d'Edgar : avait-elle de la famille éloignée ? Connaissait-elle son père génétique ? Qui avait recueilli l’enfant ?
Il avait envie d’en savoir davantage avant de revoir la môme, se dit-il, en descendant à grands pas la rue Lamarck. Revoir Juliette ! Il était tellement excité par cette perspective qu’il rentra directement chez lui sans s’attarder à boire un dernier verre, s’allongea tout habillé dans sa chambre immaculée et entreprit de se concentrer sur ses souvenirs.
A un moment, il se rappela que l’inspecteur Humbert avait eu la charge du dossier (mon vrai titre est capitaine, mais la réforme des grades de la police n’était pas encore entrée dans les usages).
Au fait, j’y pense ! Comment m'a-t-il retrouvé ? Je n’en sais rien... Nous nous connaissions déjà, bien sûr, en 1997, pour fréquenter les mêmes rades. Dans chaque secteur de la Butte, Edgar a son café de prédilection, en général un vieux troquet hors mode. Il y passe beaucoup de son temps, toujours disposé à de longues conversations avec un ami, une connaissance ou un inconnu. Il m’avait accompagné une fois ou deux, pour un bout de promenade. Dagobert, le chien de la voisine, l’aimait bien. Edgar aime marcher, et Dagobert aime les gens qui aiment marcher. C’est vrai, nous étions en sympathie. Pour autant, je ne me souviens pas qu’il fut venu chez moi avant ce jour.
En tout cas, ce 19 mai 1997, j’entrais pleinement dans l’histoire que je vous raconte aujourd’hui.
* * *
Le soleil inondait la cour dans laquelle Humbert (hé, hé, m’y voilà !)déambulait en compagnie d’Adèle, au milieu de plantations plus belles et plus hautes les unes que les autres.
La minable cour intérieure de son immeuble était devenue, par ses soins, une oasis de plantes vertes qui ne manquait pas d’allure. Sa plus grande fierté était un superbe dattier des Canaries qu’il avait réussi à acclimater contre l’avis des spécialistes. (J’en rajoute un peu ? Et alors ! C’est maintenant mon privilège… d’ailleurs ma cour est superbe !).
* * *
J'avais rencontré Adèle deux ans plus tôt, près du bassin aux nénuphars du square Léon Serpolet. Elle était en discussion avec les jardiniers de la Ville, et je m'approchais, intéressé. Nous avons tout de suite sympathisé autour de la botanique, et depuis, elle vient régulièrement visiter ma cour et me donner quelques conseils. Je lui ai toujours su gré de ne pas mépriser mes connaissances d'autodidacte.
Après de brillantes études en botanique, Adèle D’Arienzo avait passé deux ans à Bordeaux pour un diplôme d’œnologie. Elle avait ensuite traîné ses guêtres chez un maître de chais de saint-émilion avant de seconder le régisseur du Clos Montmartre pendant deux ans.
Elle en démissionna par opposition aux projets œnologiques de la Ville, qui, de son point de vue, ne tenaient aucun compte de l’exposition plein nord du coteau. A 27 ans, elle vivait de CDD et de petits boulots et profitait de son temps libre pour pratiquer régulièrement l’escalade à Fontainebleau. Son sang froid, sa discrétion et son incroyable habileté à escalader les murs les plus lisses la rendaient précieuse à Edgar, qui l’employait dans toutes sortes de missions.
Un T-shirt et un jeans jeté sur une paire de baskets montantes formaient son uniforme d’été. Les autres saisons, elle y ajoutait un pull ou une parka kaki à capuche. Seule exception à la simplicité virile de sa tenue vestimentaire, son faible pour les bijoux ethniques - des turquoises Navajo ; des bracelets africains ; des perles d’ambre - qu’elle rapportait de ses nombreux voyages.
En voyant cette silhouette mince, à l’ossature fine, évoluer parmi les plantes vertes, je me disais souvent que la jeune femme avait beau afficher des manières brusques et s’habiller avec si peu de coquetterie, elle ne manquait jamais de grâce ni de beauté. Je n'osais le lui dire car elle était distante et réservée.
* * *
Lorsque Edgar l’interrogea sur Madeleine Raspal, Humbert le mit tout de suite en garde : « Oui, c’est bien moi qui ai mené l’enquête… Une enquête extrêmement délicate ! »
Visiblement, cette évocation semblait réveiller chez le retraité de la police de pénibles et douloureux souvenirs. Son œil droit se mit à cligner nerveusement pendant que son front, déjà garni de rides, se plissait doublement. Mais, devant l’insistance d’Edgar, il se décida à enchaîner :
― Madeleine Raspal est morte de mort naturelle, du moins officiellement. Le médecin légiste était moins affirmatif. « Ça ne colle pas », me répétait-il, « j’aurais tendance à croire à un empoisonnement mais je n’arrive pas à trouver trace du moindre poison. »
― Tu crois donc qu’elle a été assassinée ?
― Je ne peux l’affirmer ! Simplement les éléments que j’avais rassemblés sur sa vie parallèle auraient mérité plus d’attention. Or dès le début, l’enquête a été entravée par de multiples pressions… Tu comprends, Madeleine connaissait beaucoup de monde, et du beau. Personne ne tenait à ce que l’on suive la piste des soirées libertines !
― Elle recrutait des jeunes sur Minitel, je crois me souvenir !
― Oui, c’est exact. Elle organisait des parties fines pour le compte d’un petit groupe d’affairistes. Ces messieurs, d’ailleurs, se sont rapidement manifestés, faisant savoir à ma hiérarchie que mon enquête leur déplaisait. Je me souviens, en particulier, de l’intervention brutale et sans vergogne d’un certain Roger Tournafond, un riche promoteur immobilier qui s’était déjà signalé à mon attention lors de l’enquête sur l’incendie du Bateau Lavoir.
― Alors ? Qu’as-tu fait ?
― Alors j’ai obtempéré, dit Humbert en baissant la tête...
* * *
Plus de vingt ans après, la seule évocation de cet épisode me donne encore des boutons. Je suis bien obligé de le reconnaître, je n’ai pas réagi. J’ai obtempéré, quel autre mot ? La mort semblait naturelle et j’étais à six mois de la retraite.
Au soir de ma vie, je ressens encore les brûlures de l’humiliation. Mon ressentiment envers mes supérieurs était tel, sur le moment, que j’ai conservé des coupures de presse et, contre tous les usages, des éléments du dossier : des notes personnelles, des coupures de presse, mais aussi des photos du corps tel qu'il fut découvert dans le vestibule. Je décidais de montrer le tout à Edgar.
― Attends, je vais te montrer le dossier, dit Humbert, comme libéré d'un poids.
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